En me formant à la pratique du dialogue socratique j’ai découvert qu’on pouvait juger une idée à partir de deux points de vue : interne et externe.
Lorsque j’examine la clarté, la cohérence, le sens et la consistance d’une idée en soi, que je la juge « du dedans » sans me référer à autre chose qu’elle-même, je suis dans la critique interne.
Si par contre, je juge de la pertinence et de la validité d’une idée par rapport à une autre idée, une idée qui lui est extérieure, je suis dans la critique externe.
Socrate pratique surtout une critique interne aux idées de ses interlocuteurs : ses questions visent à leur faire examiner rigoureusement leurs idées en se basant sur les « vérités » auxquels ils adhèrent, il ne les confronte pas à ses propres idées, puisqu’il ne prétend pas détenir un quelconque savoir.
Il peut en revanche leur montrer que leurs affirmations manquent de justification ou qu’elles sont incompatibles avec d'autres idées auxquelles ils adhèrent.
Souvent en atelier, il y a chez les enfants comme chez les adultes, une confusion entre le fait de ne pas comprendre une idée (critique interne) et le fait de ne pas être d’accord avec cette idée (critique externe).
Si l’animateur ne veille pas à clarifier cette distinction, le risque est que la discussion se transforme en un débat limité au « d’accord/pas d’accord » où chacun veut imposer l'idée qu'il a en tête sans examiner d’abord celle de l’autre en elle-même et pour elle-même.
L'intérêt de la critique interne est qu’elle tient à l’écart notre tendance égocentrique : on se décentre de nos idées pour « entrer » dans celles d’un autre. Elle favorise ainsi l’émergence d’une communauté de « raisons » plutôt que d’affects entre les participants .
Récemment, j’ai tenté d’initier des élèves de seconde professionnelle à cette distinction entre critique interne et critique externe en m'inspirant d’un exercice de la géniale revue Philéas et Autobule n°72 dédiée au thème de l’argent.
L’exercice était le suivant :
Chaque élève écrit sur un bout de papier une affirmation au sujet de l’argent par exemple « L’argent crée des ennuis ».
Puis, chacun donne son papier à son voisin de gauche et écrit sur le papier qu’il reçoit une question ou une conséquence relative à l’affirmation écrite.
Une fois les papiers recueillis j’ai proposé aux élèves la chose suivante :
« Nous allons prendre le temps de lire chaque papier et vérifier ensemble que les idées écrites sont claires et ont du sens. Je ne vous demande pas si vous êtes d’accord ou non avec ces idées mais si vous pensez qu’elles fonctionnent ou qu’il y a un problème comme de la confusion, de l'incohérence ou une contradiction par exemple.»
Voici quelques exemples de la réflexion des élèves :
Affirmation n°1 : « L’argent ça fait tout, mais ça ne donne pas tout.»
Élève 1 : Moi je vois un problème, parce que si l’argent peut tout faire, alors il peut tout donner. S’il peut pas tout donner, alors il peut pas tout faire.
Élève 2 : Si ! tu peux tout faire avec l’argent mais par exemple il te donne pas la santé, il te donne pas une famille.
Élève 1 : Donc s’il ne peut pas donner la santé et la famille, l’argent ne peut pas tout faire !
Élève 2 : Ah ok j’ai compris.
Affirmation n°2 : « Selon moi l’argent contribue au bonheur.»
Question-conséquence : « Si t’as pas d’argent, tu n’es pas totalement heureux ?»
Élève 3 : Y a un problème dans la question je crois mais je sais pas lequel.
Élève 4 : C’est moi qui ai posé la question. En fait il dit que l’argent rend heureux, donc je lui demande si sans argent il peut être heureux.
Élève 5 : J’ai pas dit l’argent rend heureux, j’ai dit l’argent CONTRIBUE au bonheur. Ça veut dire que ça aide pour être heureux mais ça suffit pas donc ta question elle marche pas.
Élève 4 : Ah…
Il n’est pas toujours évident de faire la différence entre critique interne et critique externe surtout lorsqu’une affirmation va à l’encontre de nos convictions. Ce fut le cas d’une élève au moment d’évaluer la question d’un camarade:
Affirmation n°3 : « L’argent ne fait pas le bonheur.»
Question-conséquence : « Si l’argent ne fait pas le bonheur sans argent tout le monde serait heureux ? »
Élève 3 : La question n’a pas de sens parce qu’il est évident que sans argent on ne peut pas être heureux. Donc ça n’a pas de sens de poser la question.
Animatrice : Mais est-ce que cette question a du sens par rapport à l’affirmation ou non ?
Élève 3: Par rapport à l’affirmation oui.
Pour aider les élèves à saisir ce qu’est la critique interne j’utilise plusieurs images :
« Il s’agit d’observer chaque idée comme si elle était un édifice, un bâtiment. On examine comment elle est construite, on vérifie que ses murs, sa charpente sont solides, qu’elle peut tenir debout.»
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